MADE IN KYOTO
Depuis 2001, mes autoportraits monochromes - réalisés sans Photoshop - respectent un protocole conceptuel invariant, ils sont devenus ma signature. Ces autoportraits, je les vois comme des portraits intemporels et « abstraits », c’est-à-dire dégagés de l’anecdote. Cette fixité particulière du sujet, cette indifférence, comme si l’image contenait en elle-même son absence de limites, répond à un très ancien procédé de temporalité infinie dans un cadre restreint qui remonte à l’école siennoise et aux primitifs flamands. Cette dimension d’infini est corrélée à un protocole et à une logique d’abstraction qui placent évidemment ces autoportraits au-delà d’une problématique de la représentation de soi.
À Kyoto, je collabore régulièrement avec des artisans prestigieux, fournisseurs de la Cour impériale, pour créer des pièces uniques qui résonnent avec la tradition et la transforment. Il s’agit dans l’art de repenser le savoir-faire artisanal pour le questionner, l’interpréter, l’ouvrir.
LA DOUBLE IMAGE
Kakéjiku: ce terme désigne au Japon une peinture traditionnelle montée en rouleau, que l’on déroule pour l’accrocher au mur du temple bouddhiste ou dans le tokonoma de la cérémonie du thé. Ces rouleaux - d’une technique très exigeante, remontant au vie siècle - sont réalisés par des artisans si considérés qu’ils sont parfois élevés au rang de Trésor national vivant.
À partir des impressions pigmentaires de mes autoportraits photographiques sur toile, je crée des kakéjikuavec un artisan de Kyoto qui applique de façon traditionnelle, à la laque, des dessins délicats illustrant Le Dit du Genji.
Ce récit, dont Borges comme Yourcenar estiment qu’il n’a jamais été égalé, est écrit au début du xie siècle par dame Murasaki-shikibu. Devenu une référence majeure de la littérature japonaise, ce roman-fleuve de 2 000 pages retrace avec une spirituelle vigueur poétique les riches aventures amoureuses et politiques du prince Genji le Radieux.
Narration virtuose, pertinence des subjectivités et des pulsions, des désirs et des regrets, tourbillons d’atmosphères raffinées et des splendeurs de la cour impériale, accords d’une cithare ou parfum d’un cerisier en fleurs, Le Dit du Genji est le symbole parfait de l’impermanence poignante du monde et de la vanité ultime de toute entreprise humaine.
Selon une antique technique japonaise de laque mêlée de poudre d’or ou d’argent appelée urushi-e, les images du Genji sont appliquées sur mes propres photos, qui sont des impressions pigmentaires sur toile.
Urushi-e: littéralement « image laquée ». Le dessin à la poudre d’or réalisé avec cette technique imite la broderie au fil d’or - il est tellement fin que la reproduction photographique de l’œuvre rend difficilement compte du raffinement de cette technique subtile.
En définitive, l’œuvre donne à voir, comme par transparence, une antique image du Genji se superposant à une photographie contemporaine : une double image.
La double image ouvre la voie à un prolongement de la représentation hors d’elle-même. La photographie ainsi ouverte à un au-delà des limites de la photographie laisse alors entrevoir une altérité qui excède ce qu’elle représente.
KAKEJIKU GÉANTS
J’ai réalisé, dans le cadre du festival Kyotogaphie, une série de 4 kakejiku géants à partir de mes autoportraits photographiques (impressions pigmentaires longue conservation sur toiles mates, vernis anti-UV).
À Kyoto, j’ai demandé à Makoto Nogushi de peindre les 4 rouleaux de soie des kakejiku.
Son atelier Noguchi Residence est un « bien culturel tangible » qui peint la soie des kimonos les plus raffinés depuis 1733. Nogushi-san, un Kyoto-yuzen réputé, pratique la technique traditionnelle de peinture sur soie à la colle de riz (komenori).
Chaque kakejiku est constitué du rouleau de soie dont est fait un kimono. Le lé de soie d’un kimono fait 13 mètres de long sur 38 cm de large. Chaque lé est sérigraphié avec un motif que j’ai choisi ton sur ton - chaque motif nécessite 7 passages de couleurs.
Ces sont les dimensions du rouleau de soie, une fois réassemblé, qui déterminent les dimensions finales du kakejiku géant : hauteur 350 cm, largeur 175 cm.
Puis Naohachi Usami, président de l’association des restaurateurs de kakejiku classés Trésors nationaux et neuvième génération d’artisans spécialisés, a monté les 4 kakejiku géants. Son atelier Usami Shokado réalise depuis 1781 les kakejiku les plus précieux. Je me rappelle qu’il a utilisé une colle (furunori) vieille de cinquante ans, c’est-à-dire fabriquée par son père.
Les 4 kakejiku géants ont été présentés à Kyotographie chez Noguchi-san, dans une maison traditionnelle (machiya) : étant « géants », c’est-à-dire bien plus haut que le plafond, les rouleaux y étaient exposés à demi-roulés.