LE TESTAMENT DE MALEVITCH
Les funérailles de Malévitch, en 1935, furent un événement artistique, liturgique et solennel. Mis en bière habillé d’une chemise blanche, d’un pantalon noir et de chaussures rouges, l’artiste a intégralement planifié la cérémonie suprématiste.
Conçu comme un manifeste esthétique, le cercueil, construit par son fidèle disciple le peintre Nicolas Souétine, a une forme de croix superposées dans le style des architectones, ces modules de formes architecturales utopiques en trois dimensions, créés par Malévitch comme une extension spatiale du suprématisme pour exprimer le caractère infini de l'espace.
Sur le couvercle du cercueil, sont peints les trois éléments cardinaux du suprématisme : le Cercle noir, la Croix noire et le Carré noir. Trois figures canoniques qui sont devenues, ensemble, le tombeau et le drapeau de Malévitch.
Des témoins des funérailles font valoir que la Croix peinte aurait été effacée du cercueil sur ordre des autorités. Selon Malévitch, la Croix est «le deuxième élément suprématiste fondamental», le premier élément de base de son système plastique étant le Cercle.
Quant au Carré, il constitue le référent absolu du système, c’est-à-dire la forme zéro à partir de laquelle toute entité visuelle est générée. Tandis que le Cercle provient de la rotation du Carré, la Croix est obtenue par la division du Carré en deux rectangles dont l’un pivote sur l’autre à 90°.
En 1918, lors de l’enterrement d’une amie artiste, Olga Rozanova, Malévitch avait murmuré au sculpteur Antoine Pevsner : «Nous serons tous crucifiés. Ma croix, je l’ai déjà préparée. Tu l’as sûrement remarquée dans mes tableaux.»
Le Cercle, La Croix, le Carré sont les formules exactes du suprématisme. Mais il n’est pas vain de remarquer que leur rigueur géométrique déclarée se trouve affectée d’autres significations : les contours tremblés du Cercle, les irrégularités des bords du Carré, l’infime inclinaison des branches de la Croix et la précarité de leur équilibre signifient aussi la sensibilité, la vulnérabilité, l’incertitude.
La suprématie du Cercle, de la Croix et du Carré ne forme pas seulement le testament synthétique de Malévitch. Ce sont là, depuis 1915, les figures qui lui permettent de construire un dépassement et une relève de la peinture, qui n’est qu’«une représentation morte évoquant quelque chose de vivant».
L’artiste donne, dans un texte manifeste, Le Suprématisme (1920), son programme: «Il faut construire dans le temps et l’espace un système qui ne dépende d’aucune beauté, d’aucune émotion, d’aucun état d’esprit esthétiques et qui soit plutôt le système philosophique de la couleur où se trouvent réalisés les nouveaux progrès de nos représentations, en tant que connaissance.»
Nicolas Souétine,
Cercueil architectone pour Malévitch, 1935
S’attachant à dire l’immatériel de la perception, l’intangible de l’espace, l’infinitude de l’esprit, Malévitch franchit une autre étape avec son Carré blanc sur fond blanc (White on White), qu’il expose en 1918. Dans le catalogue du Xe Salon d'État de Moscou, il formule ainsi sa découverte d’un au-delà de la peinture: «À présent, le chemin de l'homme se trouve à travers l'espace... J'ai percé l'abat-jour bleu des limites de la couleur, j'ai pénétré dans le blanc; à côté de moi, camarades pilotes, naviguez dans cet espace sans fin. La blanche mer libre s'étend devant vous.»
Jean-Michel Ribettes.