L’INVENTION DE L’ASSEMBLAGE

La Petite Danseuse de quatorze ans (aussi intitulée Grande Danseuse habillée) est la célèbre sculpture d'Edgar Degas, réalisée en cire entre 1875 et 1880. Le modèle de cette œuvre extraordinaire est connu. Il s’agit d’une jeune danseuse, alors âgée de 14 ans, Marie van Goethem, l’une des trois filles d’un tailleur belge et d’une blanchisseuse, toutes trois élèves en classe de ballet à l’Opéra de Paris.

Il n’est pas vain de souligner que notre regard sur cette œuvre emblématique est très différent de celui que lui accordèrent ses contemporains à l’occasion de l’exposition des impressionnistes de 1881. Lors de la 6e exposition impressionniste, la sculpture est très attendue. Degas l’a annoncée dans le catalogue de la précédente exposition, en 1880, mais la vitrine était restée vide. Elle arrive, en retard, à la galerie Durand-Ruel au 35, boulevard des Capucines, et elle fait l’événement. Le public découvre, stupéfait, la sculpture en cire colorée, associée à des accessoires réels. L'œuvre, intégrant différents matériaux hétérogènes et présentée dans une cage de verre, déconcerte par son naturalisme troublant. Le réalisme de la figure est puissamment accentué par la coloration de la cire imitant la texture de la peau humaine et l'emploi d’objets de la vie quotidienne.

La sculpture représente une jeune ballerine debout, dans une attitude de repos, les pieds en position de quatrième classique, les mains croisées derrière le dos, le buste cambré, la tête rejetée en arrière, les yeux mi-clos. La danseuse est vêtue d'un bustier de soie, d'un long tutu blanc bouffant, de bas de laine et de vrais chaussons de danse, les cheveux noués par un ruban de satin «vert poireau», un ruban de même couleur orne le cou. La cire originale, de couleur chair, est revêtue de vrais vêtements en tissus et d'une perruque en vrais cheveux confectionnée par Mme Cusset, fameuse créatrice de postiches.

L’ÉVÈNEMENT IMPRESSIONNISTE

À l’exposition de 1881, du fait de la technique employée et de son réalisme surprenant, la sculpture scandalise ou provoque l’embarras jusque chez les meilleurs admirateurs de Degas. Joris-Karl Huysmans note l’«évident malaise» que suscite le réalisme de la sculpture: «Devant [elle] le public, très ahuri et comme gêné, se sauve. La terrible réalité de cette statuette lui produit un évident malaise. [...] Le fait est que, du premier coup, M. Degas a culbuté les traditions de la sculpture comme il a depuis longtemps secoué les conventions de la peinture.»

Néanmoins, le romancier fait également valoir l’audace «impressionniste» de l’artiste si attaché à la vérité «moderne»: «De même que certaines madones maquillées et vêtues de robes, de même que ce Christ de la cathédrale de Burgos dont les cheveux sont de vrais cheveux, les épines de vraies épines, la draperie une véritable étoffe, la danseuse de M. Degas a de vraie jupes, de vrais rubans, un vrai corsage, de vrais cheveux. La tête peinte, un peu renversée, le menton en l’air, entrouvrant la bouche dans la phase maladive et bise, tirée et vieille avant l’âge, les mains ramenées derrière le dos et jointes, la gorge plate moulée par un blanc corsage dont l’étoffe est pétrie de cire, les jambes en place pour la lutte, d’admirables jambes rompues aux exercices, nerveuses et tordues, surmontées comme d’un pavillon par la mousseline des jupes, le cou raide, cerclé d’un ruban poireau, les cheveux retombant sur l’épaule et arborant, dans le chignon orné d’un ruban pareil à celui du cou, de réels crins, telle est cette danseuse qui s’anime sous le regard et semble prête à quitter son socle. Tout à la fois raffinée et barbare avec son industrieux costume, et ses chairs colorées qui palpitent, sillonnées par le travail des muscles, cette statuette est la seule tentative vraiment moderne que je connaisse, dans la sculpture.»

La plupart des commentateurs s’indignent : «Avez-vous pu, réellement, rencontrer un modèle aussi horrible, aussi repoussant ?». Ils évoquent «le museau vicieux de celte fillette à peine pubère, fleurette de ruisseau». Dans Le Temps, le très influent directeur général des Beaux-Arts Paul Mantz est l'un des plus hostiles: «Troublante, mais aussi redoutable parce qu’elle est sans pensée, [elle] avance avec une bestiale effronterie son visage ou plutôt son petit museau. […] Pourquoi est-elle si laide ? Pourquoi son front est-il déjà, comme ses lèvres, marqué d'un caractère si profondément vicieux?»

Mais d'autres observateurs, le peintre Auguste Renoir ou le critique Charles Ephrussi, considérèrent cette sculpture comme une expérience de réalisme spécialement novatrice.
En fait, les commentaires des convaincus comme ceux des détracteurs expriment bien à quel point une telle nouveauté artistique bouleverse le contexte historique.

Cette sculpture est la seule que Degas ait révélée au public de son vivant. L’accueil qu’elle reçoit en 1881 est si controversé que l’artiste renonce par la suite à intégrer d’autres modelages dans ses expositions. L’artiste conserve la cire en l’état et refuse, sa vie durant, d’en tirer un bronze.

LES BRONZES POSTHUMES

À sa mort, en 1917, les héritiers retrouvent la cire dans son atelier parmi 73 modelages. Le sculpteur Albert Bartholomé, proche ami de Degas, restaure les cires et les prépare (et donc les modifie) en vue de les mouler. En 1921, La Petite Danseuse en cire est moulée en plâtre puis coulée en bronze par le fondeur Hébrard, qui expose le tirage à sa galerie en 1922. La cire originale et ce premier tirage en bronze restent la propriété de la famille Hébrard jusqu'en 1955, année où le fameux collectionneur Paul Mellon en fait l’acquisition : par la suite, le mécène en fait don à la National Gallery of Art de Washington.

On recense, dans les musées ou les collections privées, 29 bronzes posthumes de La Petite Danseuse, fondus entre 1921 et 1950. Outre le tirage original qui se trouve donc à Washington, d'autres épreuves sont conservées au musée d'Orsay de Paris, au Met de New York, au Museum of Art de Philadelphie, au Clark Art Institute de Montréal, à la Ny Carlsberg Glyptotek de Copenhague…

Loin de respecter l’original en cire, l'épreuve en bronze ne garde comme accessoires réels que le ruban des cheveux et le tutu ; seule une patine jaune différencie le bustier du reste du corps dont la patine est marron.

En outre, la forme et la couleur du tutu font l’objet de débats depuis l'exposition Degas and the Little Dancer, au Joslyn Art Museum, Omaha, en 1998. Le commissaire de l'exposition Richard Kendall prend position contre les bronzes posthumes, qui ont opté pour un tutu court et raide dont l'état se délabre avec le temps, tandis que les dessins préparatoires de Degas et des documents de 1881 montrent que la jupe originale est un tutu long de type romantique en mousseline blanche qui descend jusqu’aux genoux (ce modèle est d'ailleurs nommé «tutu Degas»). L'exposition provoque une vive controverse en rejetant le tissu délabré pour reprendre le tutu original de Degas, long, blanc et bouffant.

Bien qu’elle soit si éloignée de la volonté originale de l’artiste, La Petite Danseuse est reçue aujourd’hui comme l’emblème de Degas, le symbole même de son œuvre. La Petite Danseuse ou le drapeau Degas. Sa postérité exceptionnelle met en évidence son universalité.

Ce qu’il convient surtout de retenir, quant à l’extraordinaire importance que cette œuvre lumineuse a acquise dans l’histoire de l’art, c’est qu’un artiste, pour la première fois, associe des objets réels à un modelage: Degas invente là l’assemblage, dont le principe devient si central tout au long du XXe siècle, et d’abord avec Picasso qui crée ses premiers assemblages en collant des objets réels sur des peintures, avant de généraliser collage et assemblage dans la statuaire.

L’EFFACEMENT DE L’IDENTITÉ

Kimiko Yoshida étudie longuement La Petite Danseuse, jusque dans les altérations posthumes dont elle fait l’objet, elle observe scrupuleusement les bronzes des musées et, à défaut de pouvoir en faire une empreinte, elle réalise, au long des années, de minutieux et très nombreux relevés photographiques. Elle est alors en mesure de créer avec un modeleur (atelier Prométhée) une réplique de la sculpture, que la fonderie Rosini coule en bronze.

Kimiko Yoshida s’annexe la pose et la silhouette, le corps et les dimensions, l’habit et la coiffure de La Petite Danseuse. Pour que l’annexion soit effective, Kimiko Yoshida donne à La Petite Danseuse son visage. La patine matte qu’elle choisit transforme la sculpture en un monochrome noir. Enfin, en apposant sa signature, Kimiko Yoshida fait de La Petite Danseuse son œuvre en propre. L’intitulé de l’œuvre, Autoportrait de l’artiste en Petite Danseuse de quatorze ans de Degas (1881, musée d’Orsay), accomplit jusqu’à l’échange des noms propres, en une sorte de renversement des origines.

Depuis 2001, Kimiko Yoshida crée exclusivement des autoportraits. L’œuvre est rare : plus de 500 photographies, qui procèdent toutes d’un protocole conceptuel constant. Toujours un même sujet, un même cadrage, une même lumière, un même principe monochrome, un même format carré. Ici, pas de Photoshop : maquillage seul et prise de vue directe. L’entreprise est sans exemple. La figure qui se répète n’est jamais identique à elle-même : plus c’est pareil, plus c’est différent.

L’autoportrait ici n’est pas le sujet, il n’est que la matière première, une sorte de facilité, un bricolage avec ce qui se trouve là, sous la main. Au total, l’autoportrait, cette sorte de matière brute, est pour Kimiko Yoshida le lieu de la transformation, de la transposition, de la mutation, de la métamorphose… Kimiko Yoshida conçoit en fait l’autoportrait comme une dissolution de soi, un fading de l’ego, un effacement de l’identité. Elle sait que l’autoportrait n’est pas un reflet de soi, mais une réflexion sur la représentation de soi. Elle sait également que l’identité ne se constitue que sur le fond d’une succession d’identifications.

LE PORTRAIT DE L’ALTÉRITÉ
Les portraits de l’artiste sont des images intemporelles et «abstraites», c’est-à-dire dégagées de l’anecdote, du récit, de la narration. Il y a dans ses photographies une fixité particulière, une indifférence, comme si l’image contenait en elle-même son absence de limites, ce qui correspond à un très ancien procédé de temporalité infinie dans un cadre restreint qui remonte aux primitifs flamands. Ces images, par leur protocole conceptuel et leur principe de répétition, par leur formalisme et leur visée monochrome, aspirent à être universelles.

Poursuivant par d’autres moyens sa réflexion sur l’identité, elle crée aujourd’hui une série d’autoportraits en empruntant aux chefs d’œuvre de la sculpture. Elle fait normalement un moulage des originaux qui se trouvent dans les collections muséales (excepté, bien entendu, pour ce qui concerne La Petite Danseuse, qui ne peut être moulée).

Cette série de sculptures conçue dans le souvenir de l’histoire de l’art est une transposition symbolique des chefs d’œuvres des maîtres anciens. Par cette référence à l’art créé autrefois par un autre artiste, Kimiko Yoshida vise à introduire dans ses propres œuvres une fonction d’altérité, de dissemblance, une fonction de clivage, de disjonction, sachant que ce sont précisément ces caractères d’altérité et de dissemblance qui caractérisent l’unicité de l’œuvre d’art. Je pense même que c’est cette portée d’opposition et de clivage qui détermine, dans sa signification, une œuvre d’art.

Par cette aspiration à un devenir-autre, ses sculptures s’imposent comme le portrait de l’altérité : être là où je ne pense pas être, disparaître là où je pense être, tel est le cogito de ces autoportraits. Autrement dit: penser là où je ne suis pas, être là où je ne pense pas, ne pas penser là où est l’être, n’être pas là où je pense penser…

LA FIGURE DE N’IMPORTE QUI

Enfin, il n’est pas insignifiant que Kimiko Yoshida ait choisi de faire de La Petite Danseuse un monochrome noir.

L’artiste, qui se souvient de Hegel et n’ignore pas que la Mort est le Maître absolu, voit la création comme un deuil éternel, «puisque la mort est le suprême avenir et le futur de tous les futurs» (Jankelévitch, La Mort).

Dans Tombeau (Actes Sud, 2007), Kimiko Yoshida expose son programme: «Je fais apparaître ce qui disparaît dans la représentation. L’autoportrait est, comme toute représentation, la figure de l’unique devenant n’importe qui. Je vois, dans mon autoportrait, l’image d’un être impersonnel, éloigné et inaccessible, que la ressemblance attire vers l’ombre.» Elle précise immédiatement: «Dans mon image comme dans mon cadavre, je me ressemble. Le cadavre est à mon image, il est ma meilleure image. Dans mon image, je suis mon propre revenant. L’image est le reflet de cette ombre qui accompagne le vivant dans sa nuit. Loin de me séparer de ce reflet, l’image me transforme tout entière en poussière, en cendre et en néant.» Elle a aussi cette formule, très serrée : «L’image, qui n’est elle-même que l’apparence de ce qui a disparu, accomplit un acte destructif en tout semblable à la mort, qui substitue à l’être vivant un cadavre qui lui ressemble – tel est le point central.»

Le résultat est profond : son art, aussitôt, l’emporte sur le néant.

Jean-Michel Ribettes.
2017.