J’apprendrai à me maquiller. Je passerai seule le fond de teint, maîtriserai les crayons à sourcils, le parcours de l’éponge à transpiration et l’art de creuser les ombres. J’enduirai les ailes de mes narines de poudre de riz, saurai déposer un confetti rose ou gris pâle pile au centre de mon front mouillé, sans que mes lèvres ne tremblent ou que mes yeux ne cillent. Mes mains se trémousseront. Je saurai le nom précis de chaque coloris, cuivré ou pastel. Et je n’oublierai pas l’intérieur des oreilles, ni les cuticules des ongles. Je n’oublierai pas l’intérieur.

Je m’enduirai ensuite d’un baume qui neutralise les rougeurs, qui donnera l’impression que rien n’a été posé sur ma peau. Je le recouvrirai d’une base brillante ou d’une gomina mate, ce sera selon. Je disperserai dessus une poudre bronzante illuminatrice faite de diamants pilés, rutilante, balayée de blush crème si c’est l’été. J’utiliserai mes doigts autant dans les creux que le long des arêtes plus encore que les petits pinceaux des étuis que je possède. S’il pleut dehors, si je crains de pleurer, j’éviterai toutes les cires de carnauba. J’arrondirai sans doute la partie haute, un peu saillante, de mes pommettes avec un fard à joue, sans craindre sur mes ongles simultanément l’emploi d’un vernis pop. Jamais, jamais je n’oublierai le cou. Et je poserai sept mouches sur mon décolleté.

Je saurai huiler, enduire, friser, décolorer mes cheveux, composer des masques d’algues, de légumes ou de viande, transportant toujours avec moi une petite mallette d’ambres et de muscs : le coffret de santal. J’en ferai des têtes ! Par milliers ! Qui souriront de dents résineuses, parfois en or, ou bien à facettes, en porcelaine, amalgamées, polymères. J’aurai presque toujours recours à des prothèses.

J’attribuerai à mes humeurs un profil, à la plus petite surprise, au plus modeste chagrin, à la joie véritable, un visage singulier. Je figerai les regards sur moi et séduirai du mieux possible tous les hommes et toutes leurs femmes. J’incarnerai méthodiquement le tableau complet des grâces.

Je réapprendrai aussi à me vêtir, à ce que mes jupes plissent parfaitement ou que mes pantalons cassent au bon endroit. Les bretelles ne m’effraieront pas, ni les ceintures siglées, ni les corsets noirs, les crinolines d’osiers, les armatures, ni les talons hauts, ni les pantoufles de vair, ni les mules de plagistes. Je saurai enfiler dans le bon sens toutes les tuniques, incliner suffisamment tous les chapeaux, choisir avec soin les sous-vêtements appropriés.

J’aurai par-dessus tout une grande connaissance des bracelets, sautoirs, médailles, casques, turbans, chaînettes, camées, boutons, aiguilles, os, foulards, roses, boucles, verroteries et accessoires de chaque époque et de tout pays. Je transformerai la moindre coiffe hérissée de bambous en diadème vénitien, ou autrichien. Et l’écharpe la plus humble finira déployée si l’envie m’en prend en large collerette espagnole, plissée, méconnaissable. J’aurai peut-être à mon doigt une alliance dogon de temps en temps. Ce qui est certain, c’est qu’on ne me verra jamais fanée, jamais crue, jamais sèche, jamais avare de dentelles.

J’apprendrai au miroir les postures, les bons gestes, l’art de me mouvoir différemment, et surtout de poser. Il faudra que je répète, avant l’aubage, l’ensemble des exercices d’assouplissement nécessaires, qui transforment l’allure d’un corps tout nu, puis celle d’un corps habillé. Mille sept cents figures égyptiennes, treize positions d’épaules, quatre cent vingt-deux mouvements de poignet appris en Chine, cinquante-sept angles de fléchissement des genoux, neuf tours de reins, douze flexions de coudes et sept inclinaisons du torse proprement soviétiques. Je saurai onduler en marchant, régler mon pas sur celui de la vierge béjaune, donner l’impression d’un handicap ou suggérer la souplesse permanente d’un acrobate. On pourra aussi bien me donner le double de mon âge que celui d’une enfant. Je calerai sous mes aisselles des bouts de branches du seul cerisier-figuier, taillées en fourche, et changerai par cette astuce de sexe à l’envi, du moins en apparence.

Ainsi camouflée, je partirai à la guerre.

A la guerre tout court, généralisée, à la guerre de tous les jours, relever le réel de sa fatigue, l’empêcher de retomber à genoux. J’irai à la guerre comme on va au puits remonter l’eau fraîche des nappes invisibles.

J’irai à la guerre plutôt que de capituler, de céder à la vie parisienne, new-yorkaise ou bien stanbouliote. Je passerai sous les buissons et j’aurai l’apparence d’un buisson, je courrai, je m’allongerai à plat ventre parmi les rochers et j’aurai l’apparence d’un rocher, je courrai, je me glisserai dans les champs de blé, et disparaîtrai totalement parmi les épis.

Ainsi camouflée, je pourrai m’approcher du roi et réussir le coup de poignard, je passerai inaperçue dans les fosses à orchestre où j’imiterai le geste du premier violon, celui du triangle et la tête inclinée des cinq hautbois, j’accéderai sans peine aux suites des plus grands palaces où je regarderai les vedettes faire l’amour violemment à des escortes slaves.

J’irai par les chemins, évidemment, jusqu’au Ghana, au Pakistan. Et je vivrai la vie des pauvres gens tout aussi bien que celle du vieil émir d’Ispahan. Je me baignerai dans toutes les rivières, tous les fleuves, toutes les mers, dont je ressortirai sous les traits d’une autre, autrement attifée, en Vénus malfaisante ou en Ange ébloui. Et je porterai la guerre, ma guerre, partout où je serai. La guerre physionomique, la guerre des visages entre eux, la guerre des apparences.

Et le marchand se méfiera de la marchande, à qui il trouvera un «air bizarre», le soldat de son colonel, qu’il soupçonnera de forfaiture. Le philosophe se méfiera de lui-même, et ce sera très bien. Partout où je passerai on voudra s’assurer avoir affaire aux bonnes personnes, et l’on ne jugera plus le clochard à ses nippes ni le bourgeois au palladium de ses manchettes. On tirera fort sur la barbe des sénateurs, on arrachera la combinaison des filles. On se demandera dans la rue : «Qui es-tu, toi ? Vraiment ?», et chacun répondra ce qu’il voudra, ce qui lui plaira le plus, ce qui le soulagera sur le moment de son histoire.

Quand la ville dans laquelle je serai camouflée aura ainsi été entièrement retournée, je partirai retourner la ville suivante, puis la suivante, et la suivante. J’épouserai à tour de rôle les solitaires et leur chuchoterai mon prénom : «Kimiko», juste avant de leur fermer les yeux. Je ferai à Sanaa le plein d’une autre tonne de poudre, d’anticernes et de terracotta, puis je reprendrai la route, à travers les campagnes, à la recherche de tous les endroits isolés. Je briserai les retraites. Je présenterai au veuf le visage de sa chère ressuscitée, à la femme de marin celui de la sirène qui vit la pieuvre qui emporta l’homme qui n’est jamais revenu, au brigand je ferai les gros yeux de sa mère, à l’aveugle j’enduirai les doigts de sucre et de safran. Tous seront bouleversés, tous interdits.

Un soir peut-être, à l’ombre de mangroviers, serai-je assaillie de  puissants regrets. J’essaierai de gratter avec du corail mon fard dans l’eau, et je jetterai ma tenue sur un tapis d’algues sinoples. Tandis que je nagerai sans but, le paysage sera peut-être indulgent et me rassérénera d’un soleil bien orange ou d’un ciel nacarat. Il me rejettera sur la rive opposée et je me couvrirai lentement de crabes, de brindilles et de petits coquillages pour un dernier mirage, un dernier camouflage, au cœur intouché de la Nature elle-même.

Marc Molk.
Catalogue Là où je ne suis pas, Actes Sud, 2010