Le Corridor de Yoshida.

On pourrait nommer ainsi cette entreprise de Kimiko Yoshida nommée Mes peintures, en faisant écho au Corridor de Vasari, le Corridoio Vasariano, ce passage secret, un couloir aérien couvert de plus d’un kilomètre qui traverse le centre de Florence. Construit par Vasari en 1564 à la demande de Cosimo I de’ Medici, grand-duc de Toscane, il permettait de joindre le Palazzo Vecchio et le Palazzo Pitti. Étonnant trajet de ce long couloir, ignoré de la plupart des touristes, qui relie Lungarno et Oltrarno, la rive droite et la rive gauche de Florence, et qui, partant du Palazzo Vecchio, piazza della Signoria, passe à l’intérieur du musée des Offices (on y accède par une discrète porte blindée), franchit l’Arno au-dessus du Ponte Vecchio, ouvre au passage, par un balcon, sur la nef de la belle église de Santa Felicità, et, après une percée à travers quelques immeubles, se termine par une double sortie dans le Palazzo Pitti et vers le jardin de Boboli. Il permettait au duc de passer directement d’un de ses palais à l’autre en traversant la ville à l’abri, sans danger, tout en lui donnant l’occasion, par de petites fenêtres grillagées, d’observer la foule de ses sujets sans être vu.

Ce n’est bien sûr pas à cause de cela que l’idée de rapprocher le Corridor de Vasari et la série des images de Kimiko Yoshida m’est venue, mais en raison du destin de ce curieux couloir, à savoir que depuis le xviie siècle, depuis une première dotation faite par le cardinal Leopoldo de’ Medici, le fils cadet de Cosimo II, grand érudit, fondateur de l’Accademia Platonica et grand collectionneur, le Corridor de Vasari est devenu le lieu d’exposition d’une fabuleuse collection d’autoportraits de peintres, qui devait s’enrichir à travers le temps, jusqu’à aujourd’hui. On y trouve ainsi les autoportraits d’Andrea del Sarto, Beccafumi, Bernini, Annibale Carracci, Guido Reni, de Vasari lui-même, de Salvator Rosa, de Rubens, de Velasquez, de Rembrandt, de Canova, de Corot, d’Ingres, de Delacroix, d’Ensor, et de bien d’autres. Voulant appartenir à cet ensemble, Chagall, par exemple, a tenu à faire don d’un autoportrait, peinture en bleu de toute sa vie, avec sa fiancée Bella et le coq d’or, symbole de sa Russie natale.

Étonnante collection d’autoportraits d’artistes disposée tout au long de ce long couloir, qu’après divers désastres et avanies - dont un attentat maffieux à la dynamite en 1993 - on peut aujourd’hui malgré tout visiter, sur demande. Mais un trait m’a paru spécialement remarquable, soit que le Corridoio des autoportraits d’artistes traverse secrètement la Galerie des Offices, ce bâtiment construit par Vasari pour abriter à l’origine l’administration de Cosimo de’ Medici (d’où le nom d’uffizi, offices), devenu une galerie d’art à la fin du xvie siècle, et qui est aujourd’hui un prestigieux musée abritant une des plus ancienne et des plus riches collections de peintures au monde.

 

UN PASSAGE DE CONCEPTS

Une galerie d’autoportraits d’artistes croisant une galerie de chefs d’œuvre de la peinture ancienne, on admettra que le rapprochement de la série de Kimiko Yoshida avec le Corridor de Vasari n’est pas simplement tentant, mais qu’il s’impose. Je pourrais d’ailleurs imaginer que l’artiste avait le Corridoio en tête quand le projet de Mes peintures a été conçu, soit de faire pendant à chaque portrait ancien d’un autoportrait de KY, de mettre l’un et l’autre en regard. Je pourrais encore y ajouter, au-delà même du principe d’une confrontation entre tableaux anciens et autoportraits d’artistes, que certaines œuvres de référence convoquées ici par Kimiko Yoshida viennent directement du musée des Offices - comme la Marie-Madeleine du Titien ou le Bacchus du Caravage -, et, en outre, que le thème de certains tableaux visibles dans le Corridor de Vasari a aussi inspiré la série de KY, qu’il s’agisse du personnage de Judith, présente dans le couloir de Florence par un tableau peint par Artemisia Gentileschi, ou de David, dont la toile de Guido Reni du Corridoio fait irrésistiblement penser au Persée de la Loggia dei Lanzi qui, à Florence, borde la piazza della Signoria, cette sculpture de Benvenuto Cellini qui montre le héros brandissant victorieusement la tête de Méduse, le Gorgoneion que Caravage a peint en 1598 sur un bouclier de parade exposé en face, de l’autre côté de la place, au musée des Offices, et dont Kimiko Yoshida a revêtu le masque d’épouvante.

Étrange collection de coïncidences.

Portraits anciens et autoportraits de l’artiste, qui des deux ressemble à l’autre, qui des deux regarde qui ? Dans ces images où l’artiste semble plonger pour se fondre dans le décor, qui est qui ? Ces questions inévitables suggèrent que Mes peintures n’est pas simplement le Corridor intime de Yoshida ouvert aux visiteurs en promenade dans un livre, mais qu’une question habite, agite, anime cette œuvre en série dans ses images par delà les images. Il y a là une interrogation qui vibre, rigoureuse, radicale, sur l’identité. La promenade dans cette galerie de portraits n’est pas simplement ponctuée d’interrogations sur l’identité des personnages représentés, mais le cheminement prend à mesure la dimension d’une mise en question de l’identité en elle-même. C’est-à-dire qu’on ne fait pas ici que se demander à chaque fois : c’est qui ?, mais devant la figure variable de l’artiste, devant la série incessante de ses métamorphoses au gré des modèles, on est traversé par une question acérée, plantée au cœur de notre temps : finalement, qu’est-ce que c’est l’identité ? Le Corridoio de Yoshida est le chemin d’une méditation, un passage de concepts.

 LE PLURIEL DES IMAGES DE SOI

Pour nommer ces photographies où, même si elle y est parfois mal reconnaissable, c’est bien elle qui figure chaque fois, Kimiko Yoshida ne parle pas d’autoportraits, ce qu’elle aurait pu classiquement faire, mais de Mes peintures. Que désignent exactement ce nom de peintures ? Il renvoie à quoi ? Quel en est le référent ? Les autoportraits photographiques ou bien les œuvres anciennes en regard ? Les deux ensemble ? Et l’adjectif possessif représente qui ? Dès l’instant où l’on exclut que le possessif puisse renvoyer à une propriété juridique, qui dit mes, qui parle ? De peinture en peinture, on entre dans une zone d’incertitude, le jeu d’images essentiellement disparates diffuse ce qu’on pourrait qualifier de sentiment de peu d’identité. Un sujet parle, qui dit mes, un sujet un parle de lui en parlant du pluriel de ses images. De là vient un doute sur ce qu’est l’identité, qui pourrait n’être que le jeu d’une identification infinie et infiniment variable. Mais de qui à qui, ou de quoi à qui, ou de qui à quoi ?

L’image de soi se décline forcément au pluriel. Dire «mon image» c’est toujours tourner les pages d’un grand livre à images, commençant en général par un bébé vagissant sur son édredon, allant jusqu’aux dernières photos du gaillard masqué en plongée sous-marine, et passant par celles échevelées de sa période disco. Et toutes ses images hétéroclites sont lui, elles parlent ensemble de lui, elles ornent le grand couloir du Moi. Mais le problème posé par l’œuvre de KY ne concerne pas simplement l’image. Mes peintures soulève bien sûr une question relative aux images, par exemple sur les rapports de la photographie et de l’art de la peinture, mais en même temps sur l’identité et le portrait, entendu au sens où ce terme, comme d’ailleurs celui de peinture, excède l’image, pouvant renvoyer à la représentation picturale mais aussi à la représentation verbale d’une personne. D’ailleurs, selon les lexicographes, le premier usage attesté du mot «peinture» en français, au xiie siècle, était au figuré et désignait l’évocation de quelqu’un en mots. Que la peinture de quelqu’un puisse se faire en paroles aussi bien qu’en tableau, par là, la ligne de démarcation entre image et langage, sans se dissoudre, se déplace et se complique, la ligne fait un nœud, ouvrant à une dimension imaginaire du langage lui-même. Parler donne à voir, la langue aussi a le pouvoir de montrer. La poésie ne cesse de le démontrer. On sait cela depuis assez longtemps, au moins depuis l’ut pictura poesis d’Horace. On pourrait d’ailleurs au passage se faire la réflexion que l’ut pictura poesis, cette idée de comparer poésie et peinture de sorte que la poésie puisse être comme la peinture, met sérieusement en question l’idée de l’unité et d’une identité propre de chaque art. Jetant allègrement le trouble dans le rapport entre peinture et photo, Kimiko Yoshida relance sérieusement le problème d’une identité des arts.

 PEINDRE L'ÊTRE ET LE DÉSÊTRE

Dans ce flux tumultueux de questions sur l’identité, Mes peintures en précipitent une cascade d’autres.

Mes peintures. On hésite, parce que ce titre semble donc pouvoir désigner aussi bien la collection d’œuvres anciennes qui peuplent ce livre, sorte de musée imaginaire de l’artiste, peut-être, des œuvres élues, aimées, que la série des autoportraits photographiques qui figurent KY en vis-à-vis sous des atours aussi divers qu’insolites. Ce titre fait équivoque. Au fil des pages, on se convainc que cette équivoque est délibérée, calculée, pensée. Je la crois profonde, aiguë et fertile. Elle soulève en effet une question vive pour l’art et au-delà, pour les sujets de ce temps.

 C’est que cette équivoque fait naître une manière inattendue de voir l’identité du portrait. Même si d’autres questions sur l’identité sont soulevées, on admettra naturellement que l’ensemble des photographies que KY fait d’elle-même forme la galerie de ses portraits. Mais en étant habillée, costumée, maquillée, déguisée et parfois accoutrée chaque fois en écho à un tableau ancien, cela suggère que les portraits anciens qu’elle expose et dont elle revêt quelque chose comme l’allure peignent aussi peu ou prou son portrait. En figurant par quelques traits un personnage représenté, vient l’idée que le tableau ancien de peinture livre l’identité, au moins une part de l’identité de KY. Ces œuvres la peignent. De Cranach à Goya, de Clouet à van der Weyden, de Titien à Delacroix, les tableaux anciens montrent quelque chose de Kimiko Yoshida. Ils sont autant de peintures d’elle, ce sont aussi ses peintures, chacune d’elles et toutes ensemble.

Du coup, page après page, l’identité n’apparaît pas comme une image composite qui se formerait et se déformerait à mesure, comme celle miroitante du kaléidoscope. Au lieu, page après page, de s’enrichir, de se construire, de se composer, l’identité de l’artiste semble au contraire se décomposer de page en page, se disperser, s’éparpiller pour ne laisser au terme qu’un doute sur le peu d’identité. Ce que montre cette collection d’images, c’est une sorte de disparition de l’artiste qui en se réfractant et se diffractant en même temps dans toutes les images du monde, se diffuse et se dissout dans la série indéfinie des portraits qui l’ont précédé.

En même temps, on ne peut en conclure que l’artiste disparaît au sens d’une ascèse absolue, d’une évaporation, qu’elle aille ainsi rejoindre le Vide parfait: cette œuvre serait plutôt celle d’un devenir constellation de l’artiste. KY est en toutes ses images, elle est toute en toutes ses peintures. Réfractée et diffractée, chacune de ces peintures à la fois porte et emporte une part de son être. KY n’expose pas la série des portraits où elle se reconnaît, elle a regroupé là la série des peintures qui la regardent. C’est-à-dire qu’elles portent une part de son être et la font advenir. Chaque image contient une part de l’énigme de Kimiko Yoshida. Ensemble elles forment le portrait de l’être et du désêtre tout à la fois de l’artiste KY.

 

QUI EST LE MODÈLE DE KY?

On ne se situe plus là du tout dans le cadre du concept classique de portrait, supposé peu ou prou semblable à son modèle. On entre dans un nouvel espace de représentation où le portrait se forme dans la nébuleuse de toutes les dissemblances possibles. Ce pays au delà du miroir suit des lois toutes nouvelles, comme celle de l’identité sans ressemblance. On serait plutôt dans le royaume d’une identité arc-en-ciel, d’une image irisée, réfractée, réfléchie et dispersée par le cristal des œuvres anciennes, d’image en image, KY peint un portrait d’elle-même sans qu’elle se ressemble à elle-même. Plutôt que de se construire, son image se disperse et poudroie dans la pluralité d’images. Au gré des pages tournées se déploie une identité prismatique ou spectrale de KY.

KY ne se défait pas pour autant de son identité, à la façon d’un acteur peut le faire en entrant dans un rôle. Elle ne se dépouille pas de son image pour revêtir celle des personnages peints. Elle n’est pas ici costumée et maquillée afin de devenir un tableau vivant dans un défilé de figures grandioses ou mythiques du passé. Je dirais que ce sont, à l’inverse, tous ces tableaux qui la peignent, qui forment sa peinture. Premier dynamitage du portrait : ici un portrait n’est pas supposé ressembler à son modèle, c’est au contraire le modèle qui serait supposé ressembler au portrait, à tous ses portraits. Du coup, c’est la notion même de modèle qui vacille : qui est ici le modèle de qui - qui est modèle de KY ? Cette question fait dériver la pensée vers le Japon, dans l’idée que KY est issue d’une culture dans laquelle, on le sait, dès lors que, comme c’est le cas du sanctuaire shinto d’Ise, endommagés ou non, les grands temples sont périodiquement reconstruits intégralement, en matériaux identiques mais neufs, les notions de patrimoine, d’original et de copie sont plus que problématiques, tout simplement suspendues.

Dans la série de Mes portraits, plutôt que de penser le modèle KY à l’image de modèles, je décrirais ainsi le mécanisme à l’œuvre : KY est le sujet supposé par ses portraits.

 LE PRIVILÈGE DE LA FIGURE HUMAINE

Maintenant posons-nous cette question : l’idée de l’identité plurielle, de la série disparate des identités étant posée, à chaque fois, KY ressemble à qui ? La difficulté ici tient à ce que la question qui vient quand on regarde certaines de ces images serait plutôt : KY ressemble à quoi ? Nous arrivons sur le site d’un deuxième dynamitage. C’est que KY ne fait pas que se costumer, se conformer à l’image des personnages et personnes représentés, à des corps, à des formes humaines, mais qu’elle se métamorphose parfois en objet, devient un élément du décor, un simple ornement. L’artiste se figure en détail. KY vient prélever un trait quelconque dans les tableaux élus, qu’elle a regardé et qui la regardent. Elle prend les traits d’un trait. Et tous les détails se valent. On pourrait bien sûr voir le Corridor de Yoshida, la galerie des peintures d’elle-même qu’elle expose comme la collection indéfinie d’elle-même. En tournant trop rapidement les pages de ce livre, passant d’une peinture à une autre, d’une photographie à une autre, en faisant défiler cette série de portrait on pourrait croire assister au défilé de cette Army of Me dont parle Björk dans une chanson. Mais il ne faut pas manquer de relever et mesurer une chose essentielle. Que l’artiste ne se divise pas ici simplement dans des dizaines de personnages dont elle aurait revêtu la parure ou l’aspect, mais qu’elle se disperse en animal, en monstre, en ornement, en élément de décor, en simple objet, voire en pure couleur au moins autant qu’en homme ou en femme. On se souvient que dans Peau d’Âne, le conte de Perrault, la princesse réclamait qu’on lui fit une robe couleur du Temps, ou couleur de Lune. Dans Mes peintures, KY va jusqu’à s’habiller simplement d’ombre ou d’un reflet. Avec la valse des formes c’est la valse des valeurs. Indifféremment, l’accessoire devient principal, et le principal accessoire. L’ordre des images, la hiérarchie des formes sont abolis. Tour à tour femme, homme, animal, monstre, objet, lumière, couleur, dans ce ballet des identités l’artiste KY sort de son corps, des limites de sa forme. C’est l’image de l’humanité qui est explosée. Mais KY accomplit cela, il importe de le dire avec force en ces temps d’attentats délibérés contre la figure humaine, sans faire mal au corps, ni au sien ni aux autres, avec extrême délicatesse et respect, je dirais avec amour. Ainsi telle photographie expose le devenir-turban de Kimiko Yoshida ou son devenir-feuille, telle autre figure son devenir-Méduse voire son devenir-ombre. La figure humaine perd ici son prestige, au fil des page elle tend à se défaire de ce qui lui confère à nos yeux un privilège absolu sur les choses. C’est que les choses et les êtres sont saisis par ce qui les rend ici semblables : l’image. Image des êtres et images des choses, toutes s’égalent dans l’image.

 L'OXYMORON DU PHARMAKON

Afin de rendre raison de cette série de traits, de restituer la logique intime de ce travail, je dirais que KY ne s’habille ici ni vêtements ni d’accessoires mais de peinture. KY ne ressemble pas et ne se ressemble pas, elle se peint. Être ou chose, la voici vêtue de peinture. En ce sens, KY n’est pas costumée ou déguisée, elle est peinte ; elle ne se reflète pas, elle ne s’identifie pas, elle se peint. Se métamorphosant en saint Georges ou en lustre, portrait héroïque ou nature morte, elle se peint de peintures, de toute la peinture du monde. Ceci justifie pleinement et profondément ce titre de Mes peintures.

Je dirais même exactement que KY se peint aux couleurs de la peinture. C’est-à-dire qu’aux personnages, aux figures, aux objets, aux éléments décoratifs, aux ombres ou aux détails dont elle se revêt s’ajoute encore, aussi bien, le maquillage. Le maquillage est ici au moins l’égal des vêtement ou des accessoires. Par le maquillage la peinture prend corps. On sait qu’en Grèce la couleur se disait pharmakon et que, notion essentiellement double, désignant d’un côté une médecine aussi bien qu’un poison, le terme nommait en même temps la peinture et le fard. Derrida a commenté ce concept ambivalent. La notion avait en effet été privilégié par Platon, en raison précisément de cette ambivalence, parce que pharmakon est un oxymoron, et que le double sens de peinture et de fard (le mot nommait aussi le maquillage égyptien) mettait en évidence à ses yeux la valeur négative de séduction de la couleur en général. L’assimilation ne jouait qu’à la défaveur de l’art. La peinture n’était qu’un maquillage, autant dire un mensonge, une illusion faite pour séduire et tromper, comme une femme. La peinture n’était pour lui pas un art mais un artifice. KY prélève en chaque peinture un élément quelconque, figural ou non, qu’elle saisit comme un artifice dont elle s’enveloppe, faisant ainsi de Mes peintures un véritable feu d’artifices. Autant dire que, contre Platon, l’ambivalence du pharmakon est ici relevée en éloge du maquillage ; chaque photographie de Kimiko Yoshida est une affirmation du maquillage comme une peinture du corps qui l’élève à la dignité de l’œuvre d’art. Ut pictura pharmakon.

 

Dans son écho critique antiplatonicien, malgré que KY puisse être méconnaissable et parfois irreconnaissable en ses images, le jeu même du pharmakon, ce jeu d’art et d’artifice où l’artiste, en se métamorphosant en peinture, à la fois s’expose et se voile, fait que la série d’images en tant que telle montre quelque chose d’une pure identité féminine, non pas dans la pure parade mais, en se faisant maître de la mascarade, elle explose et expose finalement la vérité même de l’image, qui montre et qui voile tout à la fois. On ne saurait s’étonner que ce geste philosophique, véritable éloge du fard que constitue Mes peintures soit celui d’une femme. Dans cette affirmation des pouvoirs de voilement-dévoilement de la peinture dont elle se fait un manteau de gloire, KY est femme-pharmakon. Et par son éloge du fard, l’éloge de la peinture sonne comme un éloge de la féminité, voire l’affirmation que la Peinture est Femme.

 LE POUVOIR D'ENGENDREMENT DE LA PEINTURE

En ce point, si l’idée de comparer les deux œuvres vient forcément à un moment ou un autre à l’esprit, ne serait-ce que par son éloge du fard, l’entreprise de Kimiko Yoshida dans Mes peintures apparaît aller en un sens inverse de celle des History Portraits/Old masters de Cindy Sherman (1988-1990). Quand les photographies Cindy Sherman mettent la peinture à distance dans une dimension critique de la représentation de la femme, KY semble se jeter dans le flot de la peinture et se laisser emporter par elle avec une jouissance presque palpable, au point de jouer son être dans un devenir-Peinture. De là une idée vient, aussi séduisante que paradoxale. Depuis Platon, on compte neuf Muses, neuf femmes intermédiaires entre les artistes et les dieux, et si le chant lyrique ou la danse en ont une, si la poésie en a même plusieurs - entre Calliope et Melpomène -, bizarrement, comme on le sait, la peinture n’en a pas. Du coup, de cette apologie de la Femme-Peinture que forment Mes peintures, je verrais volontiers surgir KY en muse de la Peinture. Le paradoxe tiendrait à ce que ce soit dans la photographie que la Muse de la Peinture vienne à l’être. Mais peut-être que KY ne fait ainsi dans Mes peintures qu’adresser l’hommage de la photographie à la peinture comme d’une fille à sa mère.

Habillée de peintures, le visage et le corps maquillés, on pourrait dire que KY s’est coulée dans un immense bain de couleurs, qu’elle a plongé tout entière dans la peinture. En ce sens, Mes peintures seraient le négatif exact des Anthropométries de Yves Klein. Là où Yves Klein enduisait le corps des femmes de couleur pour en faire des pinceaux et peindre des tableaux, KY est en somme peinte par les tableaux, peinte par la peinture. Mes peintures, c’est l’histoire d’une artiste sortie des tableaux, engendrée par l’art. Pareille à une Aphrodite née de l’écume, Kimiko Yoshida naît de la peinture, elle est Yoshidite, son corps jaillissant page après page d’une mer changeante de couleurs, la succession des tableaux roulant comme des vagues d’ombre et de lumière. KY flottant sur une houle miroitante, emportée et amenée par les flots de la peinture.

Il faut prendre la mesure de ce qu’amène l’énoncé d’un tel acte de naissance, soit un renversement ontologique fondamental dans la pensée esthétique de l’être de l’artiste. Dans Mes peintures surgit cette idée que l’artiste créateur serait en vérité créé, enfanté par son art même. Un artiste né de son art. Par quel mystère, suivant quelle voie ? Voilà longtemps que l’Église d’Orient défend qu’en recevant la parole de Dieu, la Vierge a conçu le Fils par l’oreille. Il me semble finalement moins étrange de penser qu’une artiste puisse être conçue par le regard. Regard sur la peinture mais tout autant regard de la peinture elle-même. En œuvrant à mettre en regard tableaux anciens et autoportraits de l’artiste vivante, la l’histoire que raconte Mes peintures est celle d’une naissance. Que l’art ait une puissance créatrice, ce pouvoir d’engendrer le monde visible et les êtres qui regarde, l’idée me semble finalement aller de soi.

 DEVENIR UN ÊTRE-LIVRE

Prenant place dans la longue théorie de la peinture, dans la procession, la grande galerie de tous les tableaux du monde, KY naît de l’histoire de la peinture qu’elle montre, sous nos yeux, à chaque page. De sorte que parcourir demain les musées de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg, de la National Gallery à Londres ou du Kunsthistorisches Museum de Vienne, comme l’artiste l’a fait pour ce livre, ce sera recueillir dans les éclats de regard et de couleurs des tableaux anciens autant de gouttes de la semence qui a engendré KY. Et, dans l’autre sens, le corps peint de KY devient en somme la galerie où se peint la Peinture. Toute l’histoire de la peinture inscrite en somme sur la peau d’une artiste. En cela son corps devient surface blanche, une page, un livre. KY est un livre à images, comme disait Proust. On pourrait dire que ce dont il s’agit ici pour Kimiko Yoshida, l’œuvre qu’elle accomplit dans ses photographies d’elle-même, c’est de faire de son corps une surface d’inscription et d’exposition, de devenir un être-livre ou une cimaise. Laissant le sens plutôt négatif qu’il prend aujourd’hui, on songe à la tradition japonaise de l’irezumi, ce tatouage qui peut couvrir l’intégralité du corps. Mais, là encore, il importe de rappeler cette limite absolue posée par l’artiste, qu’elle ne fait rien qui puisse affecter le corps dans sa chair, de façon indélébile, ni engendrer la moindre souffrance. Le projet de se peindre suppose ici que KY traite son corps comme une pure surface où la peinture va se projeter. En ce sens, d’ailleurs, l’idée de livre fait en somme partie du concept de cette œuvre, en sorte que le livre que l’on tient ici entre ses mains, Mes peintures, est en quelque sorte le corps-livre de Kimiko Yoshida.

 L'ART ME REGARDE ET PARLE DE MOI

On peut faire encore un pas. En se vêtant ainsi des couleurs de la peinture, KY ne se déguise pas, elle ne se maquille pas en ressemblance aux personnes portraiturées ni même aux objets : elle tire des tableaux leur regard, soit ce qui appelle notre regard sur eux, pour s’en vêtir. Commentant Merleau-Ponty qui parlait du geste de Cézanne déposant petits bleus, petits blancs, petits bruns sur la toile, Lacan voyait l’acte de peindre comme une «déposition du regard» [Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, 1973, p. 104]. Le geste d’artiste de KY serait ainsi le geste d’après, un geste de glaneuse, venant recueillir les regards déposés de la peinture pour s’en vêtir. KY est un recueil de regards. En ce sens, KY est exactement son livre Mes peintures. Née de la peinture signifie en vérité que l’artiste prélève les regards de la peinture et se fait ainsi regard elle-même. Regardant toutes les peintures du monde, regardée par toutes les peintures du monde, devenant elle-même regard, KY se fait ainsi elle-même être de peinture. Comme dans la légende de Wu Tao-Tzu, le peintre chinois de la treizième dynastie, du temps des Tang (alentours du viiie siècle), dont on raconte qu’il était entré dans un de ses paysage et avait disparu au fond de sa peinture, KY, elle, est entrée dans la Peinture, dans l’histoire de la Peinture.

Doit-on dire pour autant qu’elle y a disparu ? Art de la diffraction, de la dispersion, l’art de KY n’est pas un art de l’effacement, mais plutôt de la résonnance, de l’écho. Ce qu’il y a de très beau, de très fort en même temps que très fou dans ce travail, ce n’est pas que KY embrasse ainsi toute la Peinture, c’est que l’artiste réalise - et nous fait en même temps réaliser - quelque chose qui vaut pour chacun de nous : dans ces mondes où il nous attire et nous projette, tout l’art parle de nous, de chacun de nous. Penser que l’art parle de moi, qu’à l’instant où je regarde un tableau il me regarde, ce pourrait être délirant ou hallucinatoire - c’est simplement lacanien. Au moment où je le regarde et que je m’y abîme, tout tableau me regarde. La peinture me peint.

 TOUS LES PEINTRES ME PEIGNENT

Avec le Corridoio Vasariano, une autre référence florentine fait ici surface. À la fin du Quattrocento, quelques années avant Vasari, un principe était en effet à la mode à Florence qui disait : Ogni dipintore dipinge se, Tout peintre se peint. La formule séminale a été attribuée à Brunelleschi. L’idée, telle que Daniel Arasse la résume dans Le Sujet dans le tableau [Flammarion, 1997], est qu’une œuvre d’art ressemble inévitablement à son auteur, on l’y «reconnaît». Savonarole commente cela : «On dit que tout peintre se peint. Il ne se peint pas en tant qu’homme (car il fait des images de lions, de chevaux, d’hommes et de femmes), mais il se peint en tant que peintre, c’est-à-dire selon son concept». Au Quattrocento, Marsile Ficin donnera de son côté une formulation philosophique de ce principe qui anticipe la célèbre notion de style formulée par Buffon au xviiie siècle : «Les œuvres d’art qui se rapportent à la vue et à l’ouïe proclament l’esprit de l’artiste, écrit Ficin. Dans les peintures et les bâtiments, on voit le savoir et l’habileté de l’artiste. Mais, en outre, nous pouvons y voir la disposition et comme l’image de son esprit. Car, dans ces ouvrages, l’esprit s’exprime et se reflète comme dans un miroir où se reflète le visage d’un homme qui s’y regarde.»

On assiste ici à la prise de conscience que la personnalité de l’artiste se reflèterait dans son œuvre. Florence, fin du Quattrocento est le moment historique où «la personnalité de l’artiste» devient un objet de l’histoire de l’art. On veut sentir l’artiste «derrière» l’œuvre, que l’œuvre soit signe, miroir ou symptôme de l’auteur. On pourrait qualifier ce Moment brunelleschien, moment inaugural et fondateur, de Moment buffonnien, ou de Moment Sainte-Beuve, voire de Moment freudien. Finalement, après les derniers méandres de la pensée moderne en matière de critique artistique dans les dernières décennies du xxe siècle, tirant plus vers la rive textuelle que vers la rive psychologique, aujourd’hui, tout en prêtant la plus grande attention à la lettre et à l’œuvre, qu’il y ait un lien entre la vie intime et la création, nul ne doute désormais qu’il y en ait. Nous n’en sommes plus à Proust contre Sainte-Beuve. Soit. Le problème est que le principe brunelleschien-buffonien-et-Cie bute sérieusement sur KY.

Ogni dipintore dipinge se ? Mes peintures semblent à l’évidence répondre d’un principe pour le moins différent de celui-là. On pourrait essayer de le formuler ainsi : Tutti dipintore dipingono me, Tous les peintres me peignent.

 À LA RECHERCHE DE L'OBJET PERDU

On se trouve d’un coup projeté au cœur d’une autre modernité, une nouvelle modernité. Après Bruneleschi, Buffon, Sainte-Beuve et Freud, une première modernité était née au xxe siècle avec Proust. Sous ses dehors paisibles, À la recherche du temps perdu se révélait une œuvre subversive. Cette portée se manifestait dans l’art proustien du pastiche. Ces pastiches dynamitaient la question du style. Le style, c’est l’homme même, avait dit Buffon, mais quel est l’homme qui se peint dans ces pages de La Recherche écrites dans le style de Flaubert ou des Goncourt ? Le procédé en lui-même était ancien, La Bruyère avait déjà inséré dans un passage de ses Caractères (1688) une parfaite imitation du style de Montaigne, mais Proust, l’écrivain au style unique, inimitable, qui le peignait sans égal, ouvre une grande question moderne : avec le pastiche, et au-delà de ce qu’il pouvait constituer chez lui comme critique littéraire en acte, Proust, l’air de rien, subvertissait le rapport de l’auteur à son œuvre, ouvrant un âge moderne de la littérature comme celui À la recherche du moi perdu. Ne serait-ce que par l’invention du readymade qui, en 1913, ouvre le xxe siècle de l’art, toute l’histoire de l’art moderne sera elle aussi marquée par la question de la subversion du style. Entre Pastiches et mélanges et Roue de bicyclette, Proust et Duchamp s’affichent comme les deux grands poseurs de bombes qui ouvrent les portes du xxe siècle.

En suivant cette logique, dans un premier temps, KY se montre assez proustienne en substituant à la formule bufonnienne, le style, c’est l’homme même, une autre formule qui dirait : le style, c’est l’Autre. Bien sûr, on pourrait ramener cette œuvre dans les rails d’une conception infantile de l’art, et voir cette plongée de KY dans l’histoire de la peinture comme un voyage à la recherche du père, ou d’une mère, disons d’une identité. Mais il ne s’agit pas de ça. C’est moins un père qu’une perte que KY recherche ici. Et l’œuvre de KY se déploie ainsi dans une autre modernité, une nouvelle modernité.

On pourrait dire que KY se peint en s’effaçant. La galerie des portraits n’accomplit pas chez KY une quête de soi, mais ce que, pensant à Deleuze, j’ai appelé ici un devenir-peinture. Il disait de la fonction fabulatrice en littérature consistait non à se raconter mais à «inventer un peuple qui manque» [Critique et Clinique, Éditions de Minuit, 1993, p. 14].

Le Corridor de Yoshida expose les autoportraits de KY. Je veux dire que toutes, absolument toutes les images accrochées ici sont des autoportraits de KY. On découvre KY peinte par Botticelli, KY peinte par Jean Clouet, Tintoret ou Memling. Chaque représentation devrait s’appeler Autoportrait de KY par Manet, Autoportrait de KY par Andy Warhol, Picasso ou Malévitch - la figure malévitchienne est d’ailleurs déjà elle-même celle, anonyme, d’un peuple sans visage, une figure sans miroir, désidentifiée. En ce sens, on pourrait avoir l’idée que, mettant la notion de style et d’identité en suspens, Mes peintures accomplissent le mystère même de l’artiste nommée Kimiko Yoshida, tout à la fois une et deux.

La question ici n’est plus d’identité, de se demander qui est KY, elle serait plutôt de dire : où est KY ? Elle est partout. Mes peintures racontent KY, objet de peinture, objet de la peinture, de toute l’histoire de la peinture en même temps qu’objet perdu de la peinture.

En cela, je dirais que le Corridor de Yoshida expose la grande galerie du peuple KY manque.

 

Gérard Wajcman.
Catalogue Mes Peintures, 2013. Inédit.