Comme j’écrirais bien, si je n’étais pas là ! [...] Moi aussi, je voudrais
m’effacer moi-même et inventer pour chaque livre un autre moi,
une autre voix, un autre nom, renaître ; mais mon but serait de
capturer dans le livre le monde illisible, sans centre, sans moi. [...]
Il ne me reste d’autre voie que celle d’écrire tous les livres,
les livres de tous les auteurs possibles. [...] Le livre que je cherche,
c’est celui qui donne le sens du monde après la fin du monde,
au sens où le monde n’est rien que la fin de tout ce qui existe au monde,
où la seule chose qui existe au monde c’est sa fin.
Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur

 

 

 

Mes photographies n’ont jamais eu pour ambition ni de documenter le réel, ni de délivrer un récit sociologique, ni de proclamer un manifeste politique.

Précisément :
1) le réel est ce que mes images veulent mettre en cause en allant contre ce qui est, en récusant l’état de fait, en acceptant la responsabilité de transformer les choses telles qu’elles sont ;
2) la sociologie est ce à quoi mes images objectent en rejetant la servitude volontaire de la famille et de l’hérédité, des appartenances et des communautés ;
3) le manifeste politique est ce dont mes images se méfient quand elles en appellent à plus de malice de langage.

Mon ambition allant ailleurs, je considère les conditions de possibilité de la représentation, les présupposés de la signification, les surdéterminations de l’image : je vise à dire l’absence nécessaire à toute représentation, à faire valoir l’ambiguïté ou l’équivoque constitutives du sens, à donner à voir le manque requis au cœur de l’image. Dès lors, le sujet dans l’image se voit promis à l’effacement et à la disparition, à la séparation et au fading.

 

LE PROTOCOLE CONCEPTUEL

Mes autoportraits, depuis 2001, procèdent d’un protocole conceptuel constant: toujours un même sujet, un même cadrage, une même lumière, un même principe chromatique, un même format carré. Peinture, maquillage et prise de vue directe: ici pas de retouche digitale, pas de Photoshop. Une même figure donc se répète mais n’est pas identique à elle-même: plus c’est pareil, plus c’est différent. Ce sont des portraits intemporels et «abstraits», c’est-à-dire dégagés de l’anecdote, du récit et de toute narration.

Cette fixité particulière du sujet, cette indifférence, comme si l’image contenait en elle-même son absence de limites, répond à un très ancien procédé de temporalité infinie dans un cadre restreint qui remonte aux primitifs flamands. Cette dimension d’infini est corrélée à un protocole conceptuel, à un principe de répétition et à une logique d’abstraction qui placent évidemment ces autoportraits au-delà d’une problématique de la représentation de soi, bien au-delà de significations égotistes.

L’autoportrait n’est pas ici un reflet de soi, mais une réflexion sur la représentation de soi. Or, les références - transculturelles, transhistoriques - de ces images se dégagent des principes que présuppose la représentation de soi : loin d’affirmer la recherche d’une «identité» ou d’une origine, d’une appartenance ou d’une communauté, cet ensemble d’images croisant toutes sortes de significations ethnologiques ou historiques vise à une essentialité délivrée des lourdeurs de la ségrégation, de l’hérédité ou du gender.

L’art ne consent aucunement à la réalité des choses telles qu’elles sont, à courber spontanément l’échine, il est une voie de traverse qui sape l’habitude, l’évidence, la fatalité. C’est là exactement ce qui me soutient : l’art, c’est ce qui transforme. La seule raison d’être de l’art est de transformer ce que l’art seul peut transformer. Ce que l’on appelle «autoportrait» est donc l’espace de la transposition, de la disparition, de la mutation. L’autoportrait est pour moi l’espace pour vous dire : tout ce qui n’est pas moi, voilà ce qui m’intéresse.

L’ALTÉRITÉ FONDAMENTALE

Ces images qui récusent la biographie s’appuient essentiellement sur l’épistémologie, la sémiologique et l’histoire de l’art. La série de photographies Écriture que je développe aujourd’hui est conçue dans le souvenir de l’histoire de l’abstraction. Elle poursuit le projet Caméléon inauguré en 1997, lorsque j’étais encore étudiante, pour le concours d’entrée au Studio national des arts contemporains-Le Fresnoy. Cette nouvelle série Écriture évoque les chefs d’œuvre abstraits des maîtres anciens: Malévitch, Mondrian, Joseph Albers, Sol LeWitt... J’ai voulu, par cette référence à des tableaux peints autrefois par d’autres artistes, introduire dans mes propres œuvres une fonction d’altérité et de dissemblance, de clivage et de disjonction. De la même façon que Caméléon acceptait, recherchait l’impureté, il s’agit désormais de devenir autre.

Dans mes images, l’altérité fondamentale se rapporte à la disjonction séparant figuration et abstraction. L’image devient ici figure de rhétorique : coincidentia oppositorum, combinatoire oppositive, oxymore. Cette référence à la figure géométrique (abstraction) pour figurer une représentation de soi (autoportrait) est en somme aussi paradoxale que l’est la référence à l’histoire de l’art d’hier pour concevoir une représentation du futur. Cet oxymore s’appuie sur une sorte de point de capiton temporel qui est le véritable lien rétroactif enchaînant le futur au passé. L’image d’un présent qui agence et réordonne le passé au nom d’un futur antérieur.

Un oxymore en forme de retour vers le futur: une image conflictuelle, une image divisée qui sache signifier autre chose que ce qu’elle dit, donner à voir autre chose que ce qu’elle montre, séparer le mot et la chose. L’alliance antithétique des antonymes, une confrontation des antagonismes, une connectique dichotomique. La figuration plus l’abstraction, l’autoportrait avec la géométrie : synchronicité des dissemblances, réunion de dissimilarités, congruence contradictoire... C’est la paradoxale réunion d’inconciliables qui contredit verticalement les choses telles qu’elles sont acceptées, l’acceptation de la doxa.

 

LA LACUNE DU SENS

Faire de ma photo la mémoire du silence, immortaliser l'oubli et fixer à jamais la lacune du sens, cette béance gisant au centre de l’image et qui relance le désir de regarder, une image qui ne donne jamais à voir que ce qui lui manque. Donner à voir le manque de l’image est bien ce qui érotise le regard. Investir l’image du désir de voir le manque dont elle se soutient, qu’elle soutient en même temps qu’elle le masque. J’ai toujours voulu disparaître dans mes images. Créer une image de la disparition où la figure en disparaissant donne à l’œuvre sa signification. Donner forme au manque et à la perte en des images où la figure du corps est près de s’effacer, de disparaître en s’évanouissant dans la couleur.

La monochromie aspire à abolir l’identité de la figure : celle-ci tend à se dissoudre dans les nuances ténues de la couleur monochrome qui constitue l’image en même temps qu’elle la décomplète. Cette recherche de la monochromie est une réflexion sur les instants successifs de l’effacement. Je cherche une couleur qui flotterait comme une touche d’aquarelle à la surface de l’eau. C’est une recherche sur le fading du moi dans la révélation de l’image. Émergence et effacement. Cette orientation monochrome, entre disparition et révélation, entre apparence et abolition, cherche à donner à l’être invisible une expression visible, à donner à voir l’intangible et l’immatériel, qui sont l’expression de l’esprit du zen, où l’être, délivré de ses limitations ordinaires, tend à se confondre avec la durée infinie du Temps.

Ces significations du minimalisme dans l’art occidental répondent à l’esthétique shinto de la soustraction et du silence, elles s’accordent avec le minimalisme concis du bouddhisme zen, elles satisfont au formalisme strict de la Voie du vide et du détachement. L’abstraction occidentale rejoint le goût typiquement japonais pour la délicatesse fragile et l’incomplétude, la forme épurée et la soustraction, l’ascèse et le renoncement.

L’abstraction ouvre la voie à un prolongement de la photographie hors d’elle-même: la photographie ainsi ouverte à un au-delà des limites de la photographie laisse alors entrevoir un infini qui excède ce qu’elle représente. Une «forme informe» qui est le cœur invisible de l’image, le cœur infini et innommé de toute image.

L’IRREPRÉSENTABLE INNOMMÉ

Au total, je vois dans l’abstraction le combat contre la ténèbre et le silence se faisant les gardiens de ce qui se dérobe au regard, se retranche de l’image. Il s’agit de créer une photographie polysémique, où la disparition de la figure apparaît dans une disjonction, une sorte conflit désinvolte et sans pathos qui rend visible combien l’invisible dans le visible demeure invisible.

Donner en une série d’autoportraits une image à l’infigurable, mais à l’infigurable comme innommé, représenter ce qu’il y a d’invisible dans une figure, son immatériel, se figurer soi-même comme figure de la disparition. La photographie peut-elle montrer ce qui fait image en elle sans donner à voir ce qui manque en elle comme image ? Comment l’image fait-elle image dans l’image ?

Dès lors, l’image s’aborde comme un commencement retourné sur le manque natif, un commencement vers l’impossible à représenter où l’image risque de disparaître. Mes autoportraits sont le langage où s’exprime la disparition et où cette disparition elle-même ne cesse d’apparaître. Ce suspend dans la disparition, ce manque dans la figure est tout ce qui désormais est donné à voir. C’est là qu’il faut reconnaître le retournement fondamental qu’accomplissent mes images sur l’échelle inversée de la loi du désir, en faisant de la perte une jubilation, de l’insu une révélation, de l’absence une fascination, de la disparition un jeu, de l’effacement une illumination. Un renversement jubilatoire qui fait du manque dans l’image le centre du désir de voir.

Kimiko Yoshida.
Catalogue Demain? La Photographie, Ed. Olympus/Les Rencontres d'Arles, 2017.